Aujourd’hui ce n’est pas moi qui vous écris mais Clémentine, mon accolyte depuis bientôt 2 ans. Alors qu’elle s’apprête à poursuivre ses études à Venise, tant que la lagune n’est pas submergée par la montée des eaux, elle a tenu à nous léguer ses connaissances en matière de rhétorique.
Pourquoi ce sujet me direz-vous ? Parce qu’à l’heure de la démultiplication des catastrophes naturelles et des événements tragiques qui jalonnent l’actualité, notre besoin d’être guidé dans la bonne direction s’accroit. Comment faire pour sortir de ce bourbier ?
Personnellement, ça s’échauffe dans mon cerveau, les électrons se meuvent de plus en plus vite pour essayer d’identifier des solutions. En vain.
Dans la mesure où jusqu’à preuve du contraire, nous sommes en démocratie, vers qui nous tournons-nous côté solutions ? Celles et ceux qui nous gouvernent.
Et force est de constater qu’il n’est pas toujours facile de naviguer dans les tumultes de l’art oratoire, qu’ils et elles manipulent à merveille.
Petit manuel à lire cet été en sirotant un cocktail (y a quand même des priorités !).
Bel été,
Mathilde
PS : la jeune génération est assez critique vis-à-vis de nos dirigeants et leur inaction en matière sociale et environnementale. Lisez, vous verrez 😉.
Vers Saint Rhétorix
Quand la forme prime sur le fond
Les dernières semaines dans la sphère politique ont été marquées par une seule et unique constante : le changement. Et comme vous suivez notre compte Instagram (@planete.wake.me.up), vous savez que « rien n’est permanent, sauf le changement » (si si, c’est Héraclite qui le dit).
À un moment charnière pour l’avenir du pays et de la planète – guerre en Ukraine, pénurie énergétique prévue pour l’hiver prochain en raison de l’arrêt des approvisionnements en gaz russe, multiplication des canicules en France, sécheresse record impactant les productions agricoles et nos ressources hydriques… -, la crise sociale et environnementale que l’on traverse suggère une nécessité d’adapter notre modèle de société pour faire face. Et ça tombe bien, la situation pré-citée coïncide avec des élections – présidentielles et législatives – impliquant un renouvellement de la classe politique.
Nouvelle première ministre, nouveau gouvernement et enfin nouveaux et nouvelles député•e•s, donc : nouvelle politique ? Serait-ce le moment du sursaut tant attendu pour la cause environnementale, à l’heure où le président réélu nous promet que “ce quinquennat sera écologique, ou ne sera pas” ?
Ah, on me dit dans l’oreillette que non, pas vraiment. Le président Macron et sa première ministre Elisabeth Borne font le choix de la continuité du précédent quinquennat, et en particulier concernant l’écologie : jusqu’à présent, c’est le status quo. (Enfin jusqu’au 14 Juillet, date historique à laquelle le mot de sobriété a été prononcé par le Président de la République!)
Nous voilà donc confus : à l’aune d’une crise majeure et multidimensionnelle, nous avons besoin de repères. Où va-t-on ? Et comment y allons-nous ? Les regards se tournent vers nos politiques, dont le rôle est justement de définir un cap et une stratégie pour y aller. Or, il n’est pas toujours évident de saisir la teneur de leurs discours et autres interventions dans les médias, le premier rempart à abattre avant d’accéder au fond étant l’usage de figures de style et autres techniques rhétoriques. En effet, l’art rhétorique, c’est l’art de convaincre : tou•tes nos politiques en usent, ils et elles y ont même souvent été formé•es ; pas évident, donc, de dissocier la forme – hautement maitrisée – du fond de leurs propos.
C’est la raison pour laquelle on vous propose aujourd’hui un petit guide de survie pour naviguer dans les eaux troubles des discours politiques.
Du haut de mes 0 années d’étude de la rhétorique mais après visionnage quotidien des chroniques de Clément Viktorovitch (politologue, chercheur au CNRS, enseignant en rhétorique ou encore auteur de Le Pouvoir rhétorique. Apprendre à convaincre et à décrypter les discours – 3 fois rien), je commence à déceler un certain nombre de techniques rhétoriques dans les discours de nos politiques et je dois avouer que – au-delà du constat désolant que la forme masque malheureusement très souvent le fond – c’est très satisfaisant.
Alors si vous aussi, vous souhaitez être capable de décrypter les multiples discours de nos politiques (mais pas que !), cet article se présente comme une modeste initiation, en présentant 3 techniques rhétoriques parmi les plus répandues et utilisées.
L’homme de paille
Le grand classique pour décrédibiliser l’adversaire
Homme de paille : technique rhétorique consistant à exagérer
la position de l’adversaire pour la rendre ridicule.
Le 14 septembre 2020, Emmanuel Macron s’exprime devant une centaine d’entrepreneurs et entrepreneuses de la « French Tech » réunis dans la salle des fêtes de l’Élysée. Il prend la parole au lendemain de la demande de moratoire sur le déploiement de la 5G de 70 élus de gauche et écologistes, dont Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot.
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« On nous explique qu’il faudrait relever la complexité de nos problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile »
« Je ne crois pas au modèle Amish* »
*Les Amish sont une communauté religieuse chrétienne. Ils sont connus pour mener une vie simple, pacifique et austère, se tenant à l’écart du progrès et des influences du monde extérieur.
Nous avons ici un exemple parfait d’utilisation de la technique de l’homme de paille. Ça paraît un peu étrange la première fois qu’on entend ou lit ce terme, mais derrière se cache en réalité quelque chose de très simple : c’est le fait d’exagérer la position de l’adversaire pour la rendre ridicule. En l’occurrence, l’adversaire désigné par E. Macron dans ce discours, ce sont les écologistes ; et les revendications de ces derniers nous mèneraient, selon lui, à un monde rétrograde (mention de la “lampe à huile”) et austère (à l’image de la communauté Amish).
Cet idéal devient alors ridicule et inenvisageable, valorisant en parallèle le projet écologique d’E. Macron, privilégiant la croissance verte et l’innovation.
En attendant, l’hiver prochain on sera peut-être bien content de le suivre, le modèle Amish, quand on nous coupera le gaz !
Le faux dilemme
Ou comment présenter une situation partielle pour rendre sa solution évidente
Faux dilemme : sophisme (procédé rhétorique fallacieux) qui consiste à présenter une situation comme binaire, occultant à dessein toutes les autres possibilités.
Cela laisse donc penser que les deux solutions présentées sont à la fois les seules qui existent et nécessairement incompatibles.
Le média indépendant Blast fait le bilan de la politique écologique d’Emmanuel Macron au cours de son premier quinquennat et s’appuie en introduction notamment sur certaines de ses prises de parole sur ce sujet.
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« On a d’un côté les écologistes qui disent qu’on n’en fait pas assez pour l’écologie, et de l’autre côté des gens qui disent « vous êtes en train de nous tuer avez vos trucs d’écologie, moi je suis paysan j’arrive déjà pas à vivre »… »
On ressent en entendant cette phrase une forme de déchirement, de dilemme qui se pose. Or, il s’agit là d’un faux dilemme – quelle surprise, vous ne l’auriez pas deviné – : E. Macron laisse entendre que la lutte contre le réchauffement climatique se fait nécessairement au détriment des populations rurales et/ou défavorisées.
Or, parmi bien d’autres contre-arguments à cette idée, on peut citer par exemple le rapport du GIEC qui affirme qu’il n’y aura pas de justice environnementale sans justice sociale. Il n’y a donc pas, comme les propos d’E. Macron le laissent entendre, de contradiction entre la lutte contre le réchauffement climatique et la considération des paysans et plus largement des populations rurales. En s’exprimant ainsi, E. Macron cherche à justifier le fait qu’il ne mette pas en place certaines mesures défendues par les écologistes, sous prétexte qu’elles seraient injustes et se feraient au détriment d’une catégorie de la population.
Concepts mobilisateurs
Ou l’art du consensus vide
Les concepts mobilisateurs, ce sont tous ces mots creux, flous, vides de sens
tout en étant connotés positivement.
Ceux-là, ils sont légion dans les discours, pour la simple et bonne raison qu’avoir les bons mots, ça change radicalement un discours et son impact. Jusque là, rien de critiquable en soi. En revanche, cela devient problématique si le choix des mots masque des lacunes sur le fond et prémunit de toute contradiction.
Lors de l’émission-débat La France face à la guerre diffusée le 14 mars dernier sur TF1, 8 candidats à l’élection présidentielle (Emmanuel Macron, Anne Hidalgo, Yannick Jadot, Marine Le Pen, Éric Zemmour, Jean-Luc Mélenchon, Valérie Pécresse et Fabien Roussel) s’expriment sur les conséquences de la guerre en Ukraine sur les Français, ainsi que sur leurs propositions et leur vision de la France de demain. L’extrait suivant retranscrit la dernière séquence de l’émission, le “droit de réponse” des candidats, qui peuvent réagir à ce qui a été dit tout au long de l’émission.
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Dans un souci de cohérence avec le reste de l’article, concentrons-nous ici sur l’intervention d’E. Macron (4:42 à 7:20).
Extraits choisis du discours
« Avoir beaucoup d’ambition pour notre pays »
« Nous pouvons porter [cette ambition] en étant unis »
« Unir et fédérer les énergies »
« De l’ambition, du respect et de la bienveillance »
Toutes ces formules usent de concepts mobilisateurs auxquels les auditeurs•rices n’auront rien à redire.
En effet, qui peut se targuer d’être contre une politique ambitieuse pour diriger le pays ? Qui peut affirmer ne pas vouloir d’une France unie ? Pour qui, enfin, le respect et la bienveillance peuvent avoir une connotation péjorative ? À toutes ces questions : personne.
Vous l’aurez donc compris, l’intérêt d’utiliser de tels termes est de faire adhérer à un discours qui, sur le fond, ne dit pas grand chose, en utilisant des concepts à connotation nécessairement positive.
Alors évidemment, le format oblige à la synthèse (il s’agit du discours de conclusion, limité en temps) et il est possible qu’une intervention plus longue ou le reste de l’émission nous permettraient de mieux comprendre les idées concrètes derrière ces formules.
C’est pourquoi la conclusion ici sera : ne nous contentons pas de si peu.
Ne nous contentons pas de déclarations courtes et floues, où l’orateur•rice, pour fédérer, préfèrera toujours ces fameux concepts mobilisateurs à leur déclinaison concrète, potentiellement clivante.
Allez, c’est tout chaud, ça vient de sortir, je ne résiste pas à vous partager ce tweet.
Que dit ce tweet et que sommes-nous censés retenir ? Vous avez 4h.
Personnellement, je serais incapable de le reformuler pour l’expliquer et c’est un bon indice qu’au fond, ces quelques phrases ne disent rien. Mention spéciale pour le “respect”, cette grande valeur à laquelle on adhère tous, à tel point qu’on s’étonne qu’elle n’ait pas déjà sauvé le monde.
L’esquive
Le bonus
Il s’agit d’une technique nommée par moi-même, mais très répandue et très reconnaissable, qui consiste à inonder sa réponse à une question d’éléments de langage pour la rendre apparemment plus intelligente sur la forme mais toujours plus creuse sur le fond. Concrètement, c’est cette personne qui commence sa réponse par : “alors, tout d’abord”, ou bien “je vais répondre à votre question, mais avant ça…”, suivi de tout sauf une réponse à la question.
Technique transparente mais pourtant encore diablement sur-utilisée.
Conclusion
Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?
Ainsi, que nous apprennent ces quelques interventions du PR** sur sa stratégie environnementale ?
Si l’on écoute à la volée comme on lit en diagonale, on retient que : les écologistes défendent un système obsolète et rétrograde, ils ne se soucient pas de la justice sociale et le seul projet raisonnable en matière d’écologie, c’est le sien, non-climatosceptique, « ambitieux » et « bienveillant ». Autre tweet du du 14 Juillet : « Sur l’urgence écologique, nous agissons » : ça résume tout, et surtout rien.
Et puis, si l’on dissocie la forme du fond : on ne distingue aucune mesure claire pour la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la biodiversité ; on relève des affirmations inexactes en faveur du projet présidentiel et discréditant les autres (conséquence d’un bagage scientifique insuffisant ou simplement ignoré ?) ; on assiste, enfin, à une masterclass d’inaction enrobée d’une fine maitrise de la rhétorique.
Alors évidemment, ne soyons pas de mauvaise foi, tou•te•s les politiques font de la rhétorique. Et s’il est satisfaisant de débunker les discours auxquels on n’adhère pas, voire parfois les discours fallacieux, il est également nécessaire et sain de reconnaitre que les personnalités que l’on soutient usent aussi de la rhétorique, cette dernière étant initialement, je le rappelle, l’art de convaincre.
L’essentiel étant, in fine, d’être capable de dissocier les propos de fond de ceux qui se concentrent sur la forme, pour interpréter les discours en toute connaissance de cause et faire valoir son droit démocratique à la parole de la meilleure manière qui soit car : “il n’y a pas de démocratie possible sans un savoir rhétorique partagé”*.
Salutations rhétoriques,
Clémentine
Notes :
* Clément Viktorovitch dans Un bon moment (Kyan Khojandi & Navo)
** PR = Président de la République